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contrôle l’avenir et qui contrôle l’avenir contrôle le passé ». Cette sentence du « 1984 » de George Orwell définit le triomphe du totalitarisme. Au fond, le pouvoir est absolu s’il efface le temps. Un esprit n’est libre que s’il maîtrise le temps. Il peut analyser le passé, il peut maîtriser son présent et construire son avenir. C’est en lui ôtant le temps que s’installe la dictature.

Vouloir effacer le passé est une entreprise totalitaire quel qu’en soit le motif, car la mémoire dérange les pouvoirs absolus qui font table rase du passé mais aussi qui en retiennent les éléments qui leur conviennent quitte à les falsifier.

ob f8bf9c passe xavier gorceDessin des pingouins paru dans le "Monde". Très bonne image du débat sur le "passé"

Cette question fondamentale se pose avec la mobilisation anti-raciste déclenchée par le meurtre de George Floyd à Minneapolis. Il est désormais question d’effacer le passé esclavagiste des Etats-Unis et le colonialisme européen en détruisant les statues et effigies des chefs d’Etat, de militaires, ou des hommes d’affaires considérés comme responsables des crimes qui ont accompagné l’entreprise coloniale et l’exploitation esclavagiste. Comme l’écrit le professeur Jean-Philippe Schreiber sur Facebook ce 11 juin 2020 :

George FloydGeorge Floyd a subi à mort la "technique" de l'étranglement utilisé par plusieurs polices dans le monde.

« Des mémoires sont à vif, et c’est légitime, très certainement. Pour autant, la mémoire n’est pas l’histoire ; elle n’est jamais que le regard que nos sociétés portent aujourd’hui, au prisme des enjeux d’aujourd’hui, sur le passé. La volonté de décoloniser l’espace public n’est pas une manière de rendre justice à l’histoire, elle est une manière de panser les blessures de l’histoire ~ et en la matière il y aurait bien d’autres motifs de nettoyer l’espace urbain d’autres blessures mémorielles. »

Godefroid de Bouillon symbole de l’Eglise catholique conquérante

Par exemple, la statue équestre de Godefroid de Bouillon couronné, place Royale à Bruxelles est non seulement une insulte à l’esthétique, mais aussi à l’histoire. Il n’y a aucune raison d’honorer ce pillard, cet assassin de la Première Croisade qui n’était même pas roi. Mais, au moment où ce monument fut érigé en 1848, c’était, comme l’explique l’historien bruxellois Roel Jacobs, la fin de l’Unionisme – première période de l’histoire de la Belgique indépendante où catholiques et libéraux gouvernaient ensemble – et l’Eglise voulait glorifier son passé conquérant en « oubliant » qu’il fut sanglant. Elle cherchait à tout prix à réinstaller son pouvoir spirituel sur le territoire de la jeune Belgique qui avait été ébranlé par la Révolution française et la Révolution belge de 1830. C’est ce que symbolise cette statue placée juste en face de l’Eglise St-Jacques de Coudenberg qui est la paroisse de la très catholique royauté belge.

ob 15ef9e statue1000godefroiddebouillon02La statue de Godefroid de Bouillon à la Place Royale à Bruxelles. Le personnage semble sortir de l'Eglise St-Jacques de Coudenberg pour se lancer à la conquête des mécréants.

Faut-il pour autant démolir l’effigie de ce personnage ? Certes, elle est la glorification d’un meurtrier et d’un envahisseur. De plus, il n’y a aucune raison qu’elle se trouve à cet endroit d’autant plus que cette statue casse la perspective de la rue de la Régence et celle de la place Royale qui aurait un autre lustre en étant dépouillée de tout édifice. Ce sont deux motifs suffisants pour l’éradiquer. Plus récemment, un troisième argument est avancé : ce monument est une insulte à l’Islam. Là, nous tombons dans l’anachronisme. En 1848, il n’était pas question d’islamisme et d’islamophobie. Alors que cette question est souvent tragiquement d’actualité, pourquoi s’en prendre à cette statue vieille de plus d’un siècle et demi ? Elle n’a pas été édifiée dans le but d’affronter les Musulmans. Même si les Croisades furent des expéditions sanguinaires d’extermination, elles font partie de l’Histoire. Sans elles, l’Europe ne serait jamais sortie du Moyen-âge grâce d’ailleurs à l’immense patrimoine intellectuel gréco-arabe pillé par les Croisés. Cela prouve qu’une vision binaire de l’Histoire peut conduire aux pires erreurs. L’Histoire n’est ni le bien ni le mal, elle est la réalité humaine à travers le temps.

Aussi, l’Histoire est un outil essentiel pour comprendre l’évolution des choses. Lorsqu’il y eut le début de la colonisation en Afrique noire au XIXe siècle, la droite comme la gauche y voyaient une grande avancée. Pour les uns, c’était un enrichissement et la montée en puissance des nations européennes, pour les autres, il s’agissait de donner la « civilisation » aux populations indigènes, c’était donc une mission libératrice. Nul ne voyait le caractère oppresseur des colonies. À de rares exceptions, les massacres et l’exploitation quasi esclavagiste des Noirs étaient ignorés. C’est Marx qui fut le premier grand penseur à dénoncer le colonialisme comme mécanisme d’exploitation des classes par le capitalisme.

Le racisme, c’est la matrice de la colonisation.

Le colonialisme était-il dicté par le racisme ? En partie. À l’époque, on considérait le Noir qu’on appelait le nègre, comme un être inférieur. Certains pensaient qu’il n’était même pas humain. Comme l’écrit l’historienne Bérangère Piret : « Le racisme, c'est la matrice de la colonisation. Les Belges étaient persuadés qu'ils étaient biologiquement supérieurs aux Congolais. C'est le fondement de tout le reste » Le racisme servait donc de justification aux crimes abominables qui eurent lieu au Congo pendant la période dite de l’Etat indépendant du Congo, propriété du roi des Belges de l’époque, Léopold II. Ces crimes étaient commis pour des motifs d’exploitation des ressources de cette immense région d’Afrique Noire. La colonie belge est venue par après. Si elle ne connut pas de massacres similaires, elle procéda à la destruction des structures sociales et culturelles de cette région du monde. Il y eut aussi pillage non seulement des ressources, mais aussi de l’art africain. Il était de bon ton en Belgique, dans les demeures bourgeoises de la première moitié du XXe siècle, d’y exposer des œuvres d’art congolaises comme des masques et des sculptures en bois précieux et en ivoire, le même ivoire qui consistait aussi une ressource précieuse. Pour ce faire, on procédait déjà au massacre des éléphants.

ob f5bf90 leopold ii01Statue équestre du roi des belges Léopold II taguée. Il régna de 1865 à 1909 et se paya un immense territoire en Afrique centrale et qu'il nomma "Etat indépendant du Congo" avant de le donner à son pays qui en fit le Congo belge, la plus grande colonie d'Afrique centrale qui fut indépendante en 1960. De nombreux crimes y furent commis, au point qu'on évoque un génocide.

Le racisme n’a rien à voir dans cet épouvantable néocolonialisme.

Après la décolonisation officielle d’Afrique centrale, les massacres de populations et le pillage des ressources se poursuivirent et s’accentuèrent. Et ici, on ne peut plus évoquer le racisme. Des hommes d’affaires véreux, des multinationales américaines comme européennes, des Chinois de l’Empire « communiste » du Milieu exploitent les richesses minières du Congo et particulièrement du Kivu en faisant des travailleurs congolais de nouveaux esclaves. Des milliers d’enfants crèvent dans ces exploitations minières dangereuses et polluantes. Il ne s’agit plus ici de racisme à proprement parler, il s’agit de l’exploitation éhontée de l’homme par l’homme. Et nous participons tous à cette exploitation.

ob 779b77 enfants kivu coltanDes esclaves enfants au Kivu extraient le fameux coltan indispensable à nos smartphones. Va-t-on au nom de notre petit confort, continuer à accepter cette horreur ?

Tous nos appareils « connectés » contiennent des métaux rares qui sont extraits dans le sous-sol du Kivu. Les batteries pour les voitures électriques contiennent des matériaux par ailleurs très polluants provenant de ces exploitations minières. Dès lors, on ferait bien de revoir fondamentalement toutes ces technologies qui créent une dépendance vis-à-vis d’entreprises transnationales, nous contraignent à participer à des conflits meurtriers pour le contrôle de ces régions minières, sont extrêmement polluantes et, en définitive, sont très coûteuses. Et il faut bien constater que le racisme n’a rien à voir dans cet épouvantable néocolonialisme.

L’Histoire est vivante.

Faut-il dès lors déboulonner les effigies des dirigeants colonialistes ? Non. Parce que cela ne sert à rien et c’est même nuisible. Cela attise les haines et les divisions dans le seul but d’assouvir une émotion légitime. Cela n’empêchera pas le meurtre d’autres George Floyd, cela ne combattra ce nouvel esclavagisme si utile à l’économie mondialisée. Et puis, c’est ignorer le sens même du concept Histoire.

Ainsi, quand on voit ce tragique passage du colonialisme au néocolonialisme, l’Histoire figée dans des statues qui sont avant tout des commémorations et des instruments idéologiques n’a pour objet que la perpétuation d’une époque donnée. Elle est nostalgique. L’Histoire, au contraire, doit être vivante, car elle doit nous donner les armes pour maîtriser notre évolution et appréhender celle de l’humanité qui n’est malheureusement pas toujours synonyme de progrès. Mais cette Histoire est le mouvement.

L’Histoire est un outil essentiel pour œuvrer à un monde plus juste. Non seulement, elle doit être enseignée partout, mais il faut donner le goût de l’Histoire à toutes et à tous. Qu’on soit ouvrier, ingénieur, artiste, artisan, paysan, commerçant, enseignant, soignant, policier, chercheur, cette matière nous fournit la base de l’esprit critique. Non seulement, nous devons toutes et tous l’apprendre, mais surtout en avoir le goût.

C’est le prix de la liberté et de la paix entre nous.

Pierre Verhas

Source: http://uranopole.over-blog.com/2020/06/qui-controle-le-present.html