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Blog Pierre Verhas : Itinéraire d’un migrant

  

Le hasard des rencontres m’a amené lors de la fête de Noël passée auprès de la branche de ma famille qui vit au Grand-Duché du Luxembourg, à faire la connaissance d’un réfugié syrien qui a bien voulu me raconter la terrible histoire de sa migration avec sa famille pour fuir la guerre dans son pays. Il n’a pas voulu, pour des raisons évidentes, que son nom soit publié. Aussi, avec son accord, appelons-le Abou Fadi, ce qui signifie en Arabe « père de Fadi », le prénom de son jeune fils. Il a deux filles un peu plus âgées. Son épouse, ses trois enfants et lui se sont résolus après hésitations à prendre le dangereux chemin de l’exil pour aboutir au Grand-Duché du Luxembourg. J’ajoute qu’il m’a dit certaines choses qui peuvent paraître déplaisantes à certains, mais j’ai transcrit le plus fidèlement son récit sans en déformer ou en retirer un propos.

Abou Fadi était bijoutier et vivait à Latakieh, ville portuaire sur la côte méditerranéenne de la Syrie non loin du Liban. Lorsque la guerre a éclaté en 2011. Son épouse a aussitôt demandé que l’on parte à l’étranger. Abou Fadi a refusé. Il se sentait comme un poisson dans l’eau en son pays et redoutait qu’allant ailleurs, il étoufferait. Et puis, pensait-il, la guerre ne durera que quelques mois et puis tout rentrera dans l’ordre.

Dès 2012, la guerre fut de plus en plus dangereuse et on sentait qu’on n’en verrait pas la fin avant longtemps. Abou Fadi raconte : « Des roquettes tombaient sur la ville. On ignorait qui les tirait : l’armée syrienne, les djihadistes, les Américains, les Israéliens, les Russes ? Allez savoir ! Et puis, peu importe. Un de mes amis, un avocat, a reçu au thorax plusieurs éclats d’une roquette. Hospitalisé, il a subi plusieurs opérations. On ne pouvait même plus le toucher, car on risquait de rouvrir ses blessures. Et, malheureusement, il est quand-même décédé. »

 

En plus de ces attaques, de redoutables bandes armées sévissaient dans la ville, rançonnaient et tuaient. En 2013, elles sévissaient de plus en plus. Elles se livraient à des rapts pour des rançons exorbitantes. « On ignorait l’origine de ces bandes. À mon avis, c’étaient des gens qui profitaient de la situation pour se livrer à ces crimes. Et puis, étant donné mon travail comme bijoutier qui me procurait pas mal d’argent, je me trouvais parmi les personnes les plus ciblées par ces bandits

D’ailleurs, deux autres amis qui travaillaient comme grossistes en or et qui négociaient de l’or dans les villages environnant Latakieh ont un jour emmené dans leur voiture deux individus qui prétendaient appartenir à l’armée et les escorter. Ils étaient en effet en uniforme. Ils étaient assis à l’arrière du véhicule. Après un trajet de quinze minutes, ils ont contraint mes amis à se garer au bord de la route. Ils ont tué le chauffeur. Un de mes amis les a suppliés de ne pas le tuer. Ils lui ont tiré dessus. Il était encore vivant. Les deux individus ont pris tout l’or et ont abandonné la voiture. Il a été emmené à l’hôpital, mais y est décédé à son arrivée. »

Le chemin de l’exil

Maintenant, cela devenait trop dangereux. Abou Fadi et sa famille se sentaient directement menacés. Et cette menace était trop forte. Il n’y avait plus qu’une solution : partir vers l’Europe en passant par la Turquie.

« Voyant tout cela, les roquettes, ces tueries, ces kidnappings, mon épouse et moi avons décidé d’émigrer avec nos trois enfants. Nous avons évalué les énormes risques. Nous cherchions à atteindre un des pays européens. Tous étaient prévenus. En dépit des dangers, la décision fut prise.

On a réservé des billets d’avion de Beyrouth pour la Turquie. Pour un Syrien, il n’y avait aucune possibilité d’entrer directement en Europe par avion ou par tout autre moyen. Nous avons préparé le nécessaire. Le 17 juin 2015, nous avons pris un taxi de Latakieh à Beyrouth. Le lendemain, nous prîmes un avion à destination d’Adana en Turquie, ville située à 30 km de la côte méditerranéenne. Notre groupe était composé de ma famille – 5 personnes – et de 4 amis sans leur famille. »

Commence alors le périple périlleux.

« Quand on est arrivé, on a pris un minibus jusque Mersin, une ville côtière. Nous y sommes restés cinq jours. On a pris un bus de Mersin vers Bodrum, 18 heures de trajet. J’avais plusieurs connaissances dans cette région.

J’y ai contacté un passeur dont j’ai eu les coordonnées à Latakieh. Il nous a appelé deux taxis pour nous rendre à l’hôtel. Nous avions une chambre indépendante pour ma famille et deux autres pour mes amis. C’était le mois du Ramadan. Le passeur a promis de nous rencontrer la nuit tombante après le jeûne. Il est arrivé au rendez-vous. On a discuté des moyens de transport pour une des îles grecques.

Il nous a expliqué qu’il existe plusieurs moyens pour nous faire passer. Cela va du zodiaque jusqu’au bateau en bois en passant par le jet-ski ! Les prix différaient selon le mode de transport de 800 Euros à 2 000 Euros par personne pour 20 minutes de trajet. Nous avons choisi le moyen le plus sûr, le bateau en bois. Le passeur a pris 10 000 Euros pour ma famille et moi. Nous avons été transférés vers un autre hôtel où se trouvaient un nombre considérable de migrants. Les passeurs avaient procédé à un rassemblement de personnes pour partir le plus vite possible avec les différents moyens pour naviguer. »

Tous étaient dès lors tout à fait dépendants des passeurs.

« Après une heure d’attente, le passeur nous a demandé de partir. Trois minibus attendaient devant l’hôtel. Il nous conduisit à l’un d’entre eux. On était plus que trente dans ce véhicule. Toutes les fenêtres étaient calfeutrées par d’épais rideaux. C’est à partir de ce moment que la situation devint difficile.

Sur la route, nous avons dû nous incliner dans nos sièges pour ne pas être repérés. C’était en pleine nuit, tout était fermé, il n’y avait pas d’air, il faisait une chaleur suffocante. Il a fallu trois heures de route pour que le bus finisse par s’arrêter dans un endroit très sombre. On était perdus, nous ignorions ou nous nous trouvions !

Les passeurs ont ordonné de nous disperser dans la forêt. C’était au sommet d’une montagne. Il fallait s’accroupir pour ne pas être vus. Mes enfants m’ont dit avoir l’impression d’être dans un film ! »

Mais qui étaient ces passeurs ?

Les passeurs sont pour la plupart des Syriens et des Turcs. Même des scheiks et des curés travaillent comme passeurs. Les religieux recueillent l’argent des migrants et le redistribuent aux passeurs après avoir au préalable pris leur commission. Ce sont des clans très solidaires entre eux, ne supportant aucune trahison. On peut les qualifier de mafias, car ils en ont toutes les caractéristiques et les critères.

La peur

Tout s’était relativement bien passé jusqu’ici. Mais en ce lieu hostile et inconnu, la peur régnait.

« À partir de là, la peur nous envahit. Nous étions 83 personnes. On a commencé à marcher pour descendre a montagne sans lumière évidemment. Il a fallu quatre heures de marche pour descendre sur un sol caillouteux en trébuchant, se relevant, trébuchant à nouveau…

Quand nous sommes enfin arrivés, les passeurs nous ont demandé de nous asseoir. Personnellement, j’étais assis sur un taillis !  Peu après, un groupe d’individus marchant pieds nus nous ordonnèrent d’avancer. Ils devaient sûrement appartenir au clan des passeurs.

Arrivés à ce qui devait être la côte, nous nous sommes assis sur la plage. On a entrevu un bateau arriver vers nous. Les passeurs nous ont dit que c’était le bateau en bois. Ils nous ont dit de monter un à un sans dire un mot, sans faire de bruit. »

Il s’agissait en effet d’un bateau en bois. Disons pour être plus réaliste, d’un rafiot.

Abou Fadi raconte la suite :

« On est monté. Le bateau a pris en principe la direction vers les eaux territoriales grecques. Le « capitaine » était un migrant qui n’avait aucune notion de la navigation maritime ! Il s’était porté volontaire pour ne pas payer le passage. Le passeur a indiqué la direction à prendre. Quelques migrants avaient un GPS et donnaient des indications. Après deux heures de navigation, nous n’étions toujours pas arrivés. Entre temps, une vedette rapide a remis le bateau sur ses « rails ». Il a continué à naviguer. Le « capitaine » a dit de prier pour qu’on arrive à bon port, accroissant ainsi la panique qui commençait à s’installer parmi les passagers.

La vedette rapide est revenue, un des passeurs est monté. Il a insulté le « capitaine » et a enfin orienté le bateau dans la bonne direction.

Après une heure de navigation, on a vu des lumières clignotant derrière notre bateau, nous invitant à arrêter. Le « capitaine » a lâché la barre. Il craignait de se faire arrêter par la police grecque. Conduisant le bateau, il risquait en effet 15 ans de prison pour trafic d’êtres humains. Il a coupé le moteur et est descendu changer de vêtements et s’est caché parmi les autres migrants.

Un autre migrant a redémarré le bateau. Il était jeune et accompagné de sa mère qui a demandé qu’on l’entoure pour le cacher aux garde-côtes.

Cependant au lieu d’aller en avant, il fit une fausse manœuvre et le bateau fit marche arrière tout en déclenchant l’alarme ! Les garde-côtes étaient tout proches à l’arrière et réitéraient leurs ordres de stopper. Le jeune migrant ayant rétabli la marche avant, a décidé de continuer en disant que si c’étaient des Turcs, ils nous refouleraient et que si c’étaient des Grecs, ils nous arrêteraient ! »

Enfin à bon « port »

Abou Fadi expose ensuite :

« On est enfin arrivé à la côte ! Le bateau s’est échoué dans le sable de la plage. Il y eut une bousculade lors de l’évacuation. J’ai commencé par accompagner mes deux filles de 20 et 23 ans. Mon fils de 15 ans est descendu avec sa mère ainsi que mes deux amis. Je suis ensuite descendu le dernier après m’être assuré que toute ma famille était sortie. J’avais auparavant jeté les bagages par-dessus bord.

Ensuite, nous avons grimpé une colline au sommet de laquelle deux voitures de la police grecque nous attendaient. Nous étions sur l’île de Kos. »

L’île de Kos se trouvait à 4 km à peine de Bodrum d’où les migrants du groupe d’Abou Fadi sont partis !

La police a interrogé les migrants pour connaître leur destination. Ce fut assez surprenant :

« La plupart des migrants qui étaient des musulmans voulaient aller en Belgique. »

Ils pensaient que la Belgique est le pays européen qui accueille le mieux les musulmans et ils pourraient y trouver des familles d’accueil ! Abou Fadi était quant à lui chrétien et avait étudié au préalable le pays où il aurait le plus de chances de se réfugier avec sa famille.

Mais il reste encore un long chemin à parcourir !

« La police nous a obligés à marcher presque trois heures sur la crête. Le jour commençait à poindre. Arrivés à un rond-point, la police nous a indiqué un camp de réfugiés tout proche.

Marchant vers ce camp, des personnes rencontrées nous ont dit de ne pas continuer, car il y avait des réfugiés afghans qui posaient de sérieux problèmes aux migrants arabes. Sur le chemin, il y avait une agence de voyage dont l’employé était originaire de Damas. Il nous a indiqué un hôtel proche, le Dorado beach. Nous y avons logé treize jours. On se rendait quotidiennement à la police pour avoir un sauf-conduit pour nous rendre à Athènes. Après quelques jours, la police a regroupé tous les gens du bateau sur une place et a compté 83 personnes. Ils ont pris à tout le monde les empreintes digitales des dix doigts. Nous sommes restés quatre heures à la police. Ils nous ont donné à manger. Mon épouse était furieuse et a pleuré en disant que nous n’étions pas des mendiants ! Et nous avons enfin reçus nos sauf-conduits pour nous rendre à Athènes. »

Vers Athènes, Paris et le Luxembourg grâce à de faux papiers !

« Le même jour, nous sommes passés à l’agence pour nous rendre à Athènes. Nous sommes allés à l’hôtel pour reprendre nos bagages. Nous avions 5 heures d’attente et le directeur nous a laissé les clés des chambres pour nous permettre d’aller aux toilettes.

On a pris le ferry. Après douze heures de trajet, on est arrivé à une ville nommée Perea non loin de la capitale grecque. Mon frère habite Athènes et nous a accueillis avec sa femme et ses enfants. Je lui ai demandé de louer un appartement.

On y est resté trois mois. Nous avions contact avec des personnes sur place. Nous avons fait plusieurs tentatives. On a été arrêtés plusieurs fois à l’aéroport et refoulés. On a trouvé un passeur qui avait un contact avec la sûreté de l’aéroport. Il nous a fourni de fausses cartes d’identité françaises. Arrivés à Paris, un ami avait réservé le TGV pour Luxembourg. 2 heures 10 de chemin de fer ! Nous avions au préalable brûlé nos faux papiers. Je suis resté deux jours à Luxembourg chez un ami. On est allé au ministère de l’immigration. On nous a logés avec toute la famille au Foyer Don Bosco. Après vingt jours, nous avons été transportés dans un hôtel à Beaufort. Après sept mois, nous avons reçu le permis de résident pour cinq ans au Luxembourg. Nous avons suivi des cours de français, de luxembourgeois et de vivre ensemble que nous avons tous réussis. Ainsi, nous avons reçu la nationalité luxembourgeoise. »

Que conclure ?

Que conclure de cette aventure ? Abou Fadi et sa famille eurent beaucoup de chances. De plus, comme bijoutier gérant une affaire prospère à Latakieh, il pouvait se permettre des trajets en avion et en TGV là où c’était possible. Il disposait aussi de réseaux aussi bien au Proche Orient qu’en Europe, ce qui lui facilita son parcours avec les siens.

Ce ne fut guère le cas de la plupart des migrants qui ont dû parcourir des centaines de kilomètres à pied en affrontant les pires périls aussi bien en Syrie qu’en Turquie et qu’en Europe. Beaucoup gisent sur le chemin. Nous avons assisté récemment au drame de migrants qui se rendant de Calais à la côte anglaise sur une frêle embarcation qui sombra corps et biens. Ces migrants sont à la fois à la merci des passeurs sans scrupule et des autorités locales qui ne peuvent prendre les décisions adéquates à leur égard, aggravant ainsi la tragédie qu’ils vivent et surtout aggravant une situation déjà bien tendue.

Abou Fadi dans la conclusion de l’interview a voulu absolument remercier les autorités luxembourgeoises pour leur accueil. Aujourd’hui, sa famille et lui sont des Luxembourgeois à part entière. Aussi, il faut bien admettre que les autorités grand-ducales conçoivent l’accueil des étrangers de manière bien plus positive et ouverte que l’Office belge des étrangers tout en demeurant très strictes.

Son récit devait être rapporté, parce qu’il est nécessaire à une vision juste des choses qui est indispensable.

Pierre Verhas

Bron: https://uranopole.over-blog.com/2021/12/itineraire-d-un-migrant.html