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Pas subversive pour un sou, Carbon Tracker Initiative est une ONG bien connue pour ses travaux sérieux sur le « budget carbone » - autrement dit la quantité de carbone fossile que l’humanité peut encore envoyer dans l’atmosphère sous forme de gaz carbonique d’ici 2050, si l’on veut avoir une chance de ne pas (trop) dépasser 2°C de hausse de la température.

Son dernier rapport ne manque pas d’intérêt. S’appuyant sur des travaux du Potsdam Institute, Carbon Tracker aligne les éléments suivants :
en 2011, l’économie mondiale a déjà utilisé un tiers du budget carbone de 886 gigatonnes  de gaz carbonique (GtCO2) dont elle disposait pour la période 2000-2050. Le solde disponible n’est plus que de 565 GtCO2 ;
les réserves prouvées de combustibles fossiles aux mains des compagnies publiques, privées et des gouvernements correspondent à l’émission de 2.795 GtCO2; les parts de ces réserves aux mains des cent plus grosses compagnies privées dans le secteur du charbon et des cent plus grosses dans les secteurs du gaz et du pétrole correspondent à 745 GtCO2 le reste est aux mains des Etats, notamment le royaume saoudien.

Le fait que le solde de carbone fossile disponible n’est que de 565 GtCO2 sur un total de 2.795 revient à dire que, pour ne pas trop détraquer le climat, 80% des réserves connues de charbon, de pétrole et de gaz naturel doivent rester dans le sous-sol, pour ne jamais être brûlées.

Or, ces réserves sont évidemment comptabilisées comme des avoirs par leurs propriétaires et contribuent par conséquent à déterminer la valeur des actions (du moins lorsque ces propriétaires sont des entreprises : la famille royale d’Arabie saoudite n’est évidemment pas cotée à Wall Street…).   

Ces actions sont particulièrement prisées en bourse. Il est donc hypocrite et faux de montrer du doigt « les Chinois » ou « les Indiens » qui, en brûlant du charbon à tire-larigot, seraient, à en croire certains, les grands empêcheurs de réguler sagement le climat : le capital financier globalisé tire les ficelles de la course à l’abîme climatique, c’est avant tout lui qui doit être mis au banc des accusés. Il est directement responsable du fait que l’économie capitaliste continue à tourner à 80% aux énergies fossiles. 

A cet égard, le rapport de Carbon Tracker dresse un graphique intéressant qui montre la distribution des actions des compagnies privées du charbon, du gaz et du pétrole sur les places boursières de la planète. Cela permet de comparer le budget carbone d’un pays à son engagement dans la poursuite de l’exploitation criminelle des énergies fossiles. On constate par exemple qu’un pays comme le Royaume Uni, dont le budget carbone n’est que de 10 GtCO2 environ, contrôle, via la Bourse de Londres,  des réserves fossiles correspondant à 105,5 GtCO2. 
Pourquoi le capital continue-t-il cette politique insensée, alors que tout le monde sait aujourd’hui à quel point le réchauffement constitue une menace grave pour l’humanité ? On connaît les réponses : les renouvelables coûtent plus cher, les coûts des dégâts du réchauffement sont si élevés que leur « internalisation » est impossible, les lobbies des fossiles – ou qui dépendent des fossiles (automobile, pétrochimie, aéronautique, etc) – sont plus puissants que les gouvernements.

Le rapport de Carbon Tracker permet de prendre toute la mesure de ce dernier facteur. En effet, si 80% des réserves prouvées de combustibles fossiles devaient rester sous terre, il en découlerait tout simplement que les compagnies concernées devraient accepter la destruction subite de 80% de leur capital.

A côté de cela, la faillite de Lehman Brothers apparaît un peu comme une plaisanterie, car les entreprises concernées sont des géants, des piliers du capitalisme mondial - tels que Shell, BP, Exxon, par exemple – dont les actions figurent en bonne place dans les portefeuilles des fonds de pension et autres gros investisseurs capitalistes. 

Comme l’écrit le quotidien britannique The Guardian, « Si la plus grande partie  des réserves de pétrole, de charbon et de gaz naturel ne peut pas être brûlée, les avoirs primaires des plus grandes compagnies énergétiques du monde pourraient être aussi toxiques que les épineuses dettes hypothécaires qui ont conduit à l’effondrement financier de 2008 » (The Guardian, Duncan Clark, 15 Juillet 2011). On parle donc de plus en plus du risque d’une « bulle financière du carbone ».

Sacrifier quatre cinquièmes de leurs avoirs pour éviter une catastrophe climatique ? Il va sans dire que les Sept Sœurs qui contrôlent le secteur pétrolier ne l’entendent pas de cette oreille, pas plus que les capitalistes du secteur de la houille, par exemple !  Les investissements planifiés par ces vampires en attestent. Géant multinational du charbon, notamment, Glencore a réalisé récemment la plus importante levée de capitaux par une multinationale sur la place de Londres. Quant à la Shell, elle investira les quatre prochaines années 62 milliards de livres sterling afin de produire 3,7 millions de barils par jour en 2014 (une augmentation de 12% par rapport à 2010). (The Guardian, Ben Caldecott, 12 Juillet 2011).

Le capital financier est sur la même longueur d’onde, car c’est lui qui prête les énormes masses d’argent nécessaires aux gros investissements de long terme en capital fixe, qui sont particulièrement lourds dans le secteur énergétique (raffineries, centrales électriques, etc.).  

« Ceci illustre à quel point les marchés mondiaux de capitaux sont déconnectés de tout objectif visant à combattre le changement climatique », regrette James Leaton, sur le site GreenBiz. « Cela montre que l’approche basée sur le profit à court terme (qui est celle) des instruments financiers actuels ne reconnaît pas les signaux de l’action régulatoire de long terme pour limiter le changement climatique ».
Ce commentaire n’est pas éloigné de la vérité. Sauf que « l’approche basée sur le profit à court terme » n’est pas spécifique aux « instruments financiers actuels » : c’est celle du capitalisme, tout simplement.  En fait, cette affaire de « bulle du carbone » montre à quel point la question des limites écologiques est au cœur de la crise capitaliste, et contribue à en faire une crise systémique, de civilisation.

Ou bien on arrête ce système criminel par des mesures radicales pour crever la « bulle du carbone » sans que la majorité sociale ne paie la note de cette nouvelle gabegie – ce qui requiert la double nationalisation avec expropriation du secteur énergétique  et du secteur du crédit – ou bien on court tout droit vers un réchauffement de 4°C qui fera des centaines de millions de victimes… parmi les pauvres des pays pauvres. La bulle du carbone ou la vie ?

Daniel Tanuro

Cet article fût publié le samedi 23 Juillet 2011 sur le site du LCR. et repris avec la permission de l’auteur