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Contrairement aux affirmations péremptoires du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, la question catalane est devenue un problème européen. Et, curieusement, une large part de l'opinion publique estime qu'il s'agit d'un problème interne à l'Espagne. Donc, c'est au gouvernement espagnol à le régler.

 

Erreur : le conflit s'est internationalisé. Le président déchu de la Generalitat s'est exilé en Belgique. C'est la première fois depuis la fondation de l'Union européenne – qui s'appelait Communauté économique européenne en 1957 – qu'un responsable politique cherche asile dans un autre Etat membre, même si, jusqu'à présent, il n'a pas demandé l'asile politique.

 

Par contre, la manière dont le gouvernement espagnol tente de résoudre la question catalane est-elle erronée pour les responsables de la Commission ? Il semble que non : le porte parole de la Commission ayant déclaré que « C'est un dossier entièrement pour les autorités judiciaires, dont nous respectons complètement l'indépendance ».

 

 Jean-Claude Juncker semble cautionner la dérive antidémocratique de Mariano Rajoy.
Jean-Claude Juncker semble cautionner la dérive antidémocratique de Mariano Rajoy.

 

La caution de la Commission européenne

 

Donc, la Commission qui est garante des Traités et donc de la Charte des droits fondamentaux, cautionne une réglementation d'un Etat membre qui va à l'encontre des principes démocratiques. Quand l'Ecosse organise un référendum pour son indépendance, ni le gouvernement britannique, ni la Commission européenne y trouve à redire. Par contre, quand le gouvernement espagnol du Parti populaire – parti fondé par le dernier ministre de l'Intérieur franquiste en 1978 et membre du groupe PPE du Parlement européen – interdit un référendum en Catalogne, emprisonne deux dirigeants indépendantistes catalans, puis met en détention neuf ministres de la Generalitat, la Commission considère qu'il s'agit d'une « affaire judiciaire interne »...

 

Notons au passage que la Commission est bien plus sévère lorsqu'un Etat membre dévie de quelques pourcents dans son budget.

 

La question peut être posée : les dirigeants de l'Union européenne ne souhaitent-t-ils pas l'instauration d'une « démocratie autoritaire » afin de mieux faire passer leurs exigences politiques ? On a vu comment ils ont procédé lors de la crise grecque. Le dernier ouvrage de Yanis Varoufakis nous révèle la manière dont tout cela a été fait. Nous aurons l'occasion de l'évoquer.

 

Concernant l'Espagne, les responsables européens ne se sont pas beaucoup préoccupés de son passage d'un régime totalitaire ultraréactionnaire vers un Etat démocratique. Comme l'écrit Sébastien Bauer dans dans le « Monde diplomatique » du mois de novembre 2017 :

 

« Dans l'Espagne de 1978, tous les enfants n'étaient pas scolarisés, les rues de bien des villes moyennes ne connaissaient pas l'asphalte, certains quartiers ne recevaient pas le courrier, d'autres n'étaient pas raccordés au tout-à-l'égout, les systèmes de transports en commun et de santé restaient rudimentaires... En 2017, la transformation économique, sociale et culturelle est manifeste. Mais, tout entier concentré sur cette tâche, le pays a négligé le reste. L'accession au Marché commun, en 1986, masqua l'absence de réformes constitutionnelles : puisque la société était devenue démocratique en si peu de temps, n'était-ce pas que les institutions avaient atteint le bon équilibre ? »
Est-ce une raison pour manquer de vigilance, ou bien, ce régime que nous qualifions de « postfranquiste » convient parfaitement aux autorités européennes ?

 

La pénalisation de la revendication politique

 

L'avocat constitutionnaliste belge Marc Uyttendaele le fait remarquer dans une tribune au « Soir » du 3 novembre :

 

L'avocat-constitutionnaliste belge Marc Uyttendaele craint une dérive antidémocratique si la Justice belge extrade Carles Puigdemont.
L'avocat-constitutionnaliste belge Marc Uyttendaele craint une dérive antidémocratique si la Justice belge extrade Carles Puigdemont.

 

« Ils sont tous là ou presque pour venir au secours de Mariano Rajoy, ces Ponce-Pilate qui gouvernent l'Europe. Le mandat d'arrêt européen délivré par la justice espagnole est un dossier purement judiciaire, déclare le Président de la Commission européenne et nul chef d'État, nul gouvernement ne vient le contredire. La gauche européenne est muette. Le PSOE, parti socialiste espagnol dans l'opposition, s'aligne sur le gouvernement.

 

Le droit des peuples à l'auto-détermination est une belle idée, plus belle encore lorsqu'elle doit s'exprimer dans une lointaine contrée africaine ou asiatique. Par contre, lorsqu'une telle revendication est exprimée sur le territoire de l'Union européenne, elle perd toute légitimité. La revendication politique se mue en infraction pénale. L'opposant politique devient un délinquant. »

 

L'avocat, par ailleurs époux de Laurette Onkelinx, vice-présidente du PS belge, fustige le nationalisme catalan. Il ajoute – et il a raison :

 

« Le nationalisme est clivant. Il est terreau d'exclusion, de rejet de l'autre. Il est d'autant plus méprisable lorsqu'il émane de contrées prospères, lasses d'être contraintes à une solidarité économique avec ceux qui sont plus démunis. Ce constat, cependant, n'autorise pas toutes les dérives. Il ne permet pas la remise en cause des libertés fondamentales et des valeurs démocratiques qui constituent précisément le terreau, sinon la raison d'être de l'Union européenne. »

 

La base historique de l'actuel nationalisme catalan

 

Ce nationalisme a d'ailleurs une base historique qui trouve ses origines dans la Constitution espagnole de 1978, comme l'explique Sébastien Bauer.

 

« La suspension du statut d'autonomie de la Catalogne par le Tribunal constitutionnel en 2010 a constitué l'étincelle qui a embrasé la plaine catalane. »

 

Cette suspension a d'ailleurs été obtenue par Mario Rajoy pour des raisons purement politiciennes. Et pour comprendre le trouble provoqué par cette suspension, Bauer remonte l'histoire :

 

« Le 14 avril 1931, les républicains espagnols remportèrent les élections municipales dans la plupart des grandes villes, proclamant plusieurs républiques dont la République catalane sous la houlette de Lluís Companys, conseiller municipal d'Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne). En application d'un programme fédéraliste, ces républiques indépendantes proclamèrent la Seconde République espagnole, à laquelle Franco mit un terme. Une fois le dictateur mort, les républicains argumentèrent que la république fédérale demeurait le régime légal auquel il convenait de revenir. La question — tout comme celle de l'unité territoriale — fut réglée par un compromis : les Catalans renonçaient à former une république fédérale et acceptaient aussi bien le régime monarchique (article 1.3 de la Constitution) que l'« unité indissoluble de la nation espagnole » (article 2), abandonnant le projet de déclarer unilatéralement leur indépendance comme en 1931. En contrepartie, ils obtenaient le droit de développer un statut d'autonomie et un droit civil propres, même s'ils demeuraient strictement encadrés. La réforme du statut d'autonomie élargissant les compétences de la Généralité, en 2006, a dû passer : primo, par son approbation ordinaire au Parlement catalan ; secundo, par une autre à l'Assemblée et au Sénat espagnols, à la majorité qualifiée ; tertio, par une ratification par un référendum. Bien que ses promoteurs aient rempli toutes les conditions, ce nouveau statut fut suspendu à l'initiative du PP en 2010, dans un tribunal constitutionnel dont la majorité des membres avaient été nommés par les conservateurs. D'où l'idée que l'on devrait la crise actuelle aux coups de menton de l'aile dure du PP... »

 

La source du conflit actuel est le démantèlement en 2010 de l'accord tacite entre les Catalans et le gouvernement de Madrid qui a été pris en 2006. Les Catalans ont d'ailleurs réagi. Aux élections de 2012, les indépendantistes ont obtenu une majorité relative (majorité en sièges mais non en voix) au Parlement régional. Ils ont gouverné jusqu'à leur destitution par Madrid avec une majorité constituée des indépendantistes et d'une petite formation d'extrême-gauche.

 

Carles Puigdemont, président déchu de la Generalitat, a choisi l'aventurisme.
Carles Puigdemont, président déchu de la Generalitat, a choisi l'aventurisme.

 

Madrid a commencé par interdire le référendum sur l'indépendance qui s'est déroulé le 1er octobre 2017 avec une violente répression des forces de l'ordre. Ensuite, au vu du résultat qui a donné le « oui » à quasi 90 % des participants, le parlement régional a proposé des négociations avec l'arbitrage européen avant de proclamer l'indépendance. Refus de Madrid et refus de Bruxelles. La tension n'a fait qu'augmenter et sous l'impulsion de Carles Pudgemont, le Parlement a proclamé l'indépendance à la majorité des membres présents. C'était incontestablement de l'aventurisme !

 

Le gouvernement Rajoy n'a pas tardé : il a destitué la Generalitat fait arrêter deux dirigeants indépendantistes et dissous le Parlement régional. Il a en plus fait emprisonner huit membres de la Generalitat et Puigdemont a fui à Bruxelles. Un mandat d'arrêt européen vient d'être lancé contre lui. La Justice belge est en train de l'examiner.

 

Vieille méthode totalitaire

 

Marc Uyttendaele ajoute, dénonçant la criminalisation des opposants, vieille méthode totalitaire :

 

« Ce que le Parti Populaire de Monsieur Rajoy n'a pas obtenu dans l'arène démocratique, il l'a obtenu sur le terrain juridictionnel. Aujourd'hui, il récidive. Plutôt que de s'en remettre simplement au jeu démocratique, aux élections d'une assemblée législative, à un référendum sur l'indépendance organisé cette fois avec la garantie de l'État de droit, il cautionne la criminalisation des opposants, soit une très vieille méthode totalitaire. Une méthode utilisée de tout temps par toutes les dictatures, par tous les régimes autoritaires, une méthode qui ne permet pas de distinguer aujourd'hui les gouvernements turc et espagnol.

 

 

Mariano Rajoy, Premier ministre espagnol, ici devant le roi Felipe, manifeste de plus en plus d'autoritarisme. Bénéficie-t-il du soutien des institutions européennes ?
Mariano Rajoy, Premier ministre espagnol, ici devant le roi Felipe, manifeste de plus en plus d'autoritarisme. Bénéficie-t-il du soutien des institutions européennes ?

 

Les juges belges qui demain connaîtront du mandat d'arrêt européen délivré contre Monsieur Puidgemont s'honoreraient en échappant à l'atmosphère ambiante. Ils s'honoreraient en se posant cette question toute simple : renvoie-t-on dans son pays d'origine un opposant qui sera mis en prison au seul motif qu'il mène un combat politique contre le pouvoir en place ? Puissent-ils raisonner en termes de valeurs, en termes de libertés et ne pas se laisser infecter par leur éventuelle antipathie à l'égard du nationalisme flamand.

 

Dans la vie des peuples, comme celle singulière de chaque homme et de chaque femme, il ne peut, dans une démocratie moderne, y avoir de mariage forcé. Si demain la Catalogne, si après-demain la Flandre, entendent faire sécession, pour autant que les minorités soient respectées, pour autant que des négociations respectueuses de tous les intérêts en présence soient tenues, leur volonté doit être respectée. Elle a un prix, cependant. Le nouvel Etat ainsi créé ne sera pas membre de l'Union européenne et devra en supporter les conséquences économiques. Morale paradoxale infligée à ces peuples qui ont eu l'arrogance de leur prospérité. Mais avant cela, bien avant cela, il nous faut savoir que si, aujourd'hui, l'on accepte que l'opposant soit qualifié de criminel, que le droit et la justice deviennent des instruments de pouvoir et non de contre-pouvoir, c'est l'Europe entière qui s'en trouvera déshonorée. »

 

La démocratie est en danger d'autoritarisme. On s'en aperçoit d'ailleurs en Belgique où les moyens les plus élémentaires sont retirés à la Justice en infraction avec la loi. On s'en aperçoit en Belgique où le rôle des syndicats est réduit à sa plus simple expression et où des actions syndicales seront systématiquement criminalisées. En France, la fameuse loi travail procède aussi de la même manière. Ce sont les contre-pouvoirs qui sont visés dans les démocraties européennes. À partir de ce moment-là, comme l'a rappelé à la RTBF, le Procureur du roi de Namur, l'équilibre des trois pouvoirs est menacé.

 

Vers un nouveau totalitarisme

 

Pour le journaliste catalan et professeur de communication, Gabriel Jaraba (voir le site « Le Grand Soir »), les événements en Catalogne dépasse de loin cette région et même l'Espagne. Il s'agit d'une expérimentation vers un autoritarisme ayant la façade de la démocratie qui va bien au-delà du simple conflit catalan. Il concerne toute l'Europe. Un nouveau totalitarisme est en voie de s'imposer :

 

« Nous sommes à l'extrémité ouest de l'Europe et pas en Turquie, donc le test ne peut pas être réalisé selon la méthode d''Erdogan mais à la sauce Rajoy-Felipe. Le test consiste en une interprétation musclée de la constitution et des lois pour que tout acte de coupure démocratique puise être pris pour le respect de la légalité.
En période de crise économique, de chômage et de précarité, de peur pour les retraites et autres, la preuve est pertinente : dans quelle mesure les citoyens sont-ils prêts à supporter une démocratie, non plus sous tutelle militaires, mais assumée de plein gré moyennant une bonne combinaison de conservatisme social, de nationalisme espagnol, de revendication d'autorité et de main de fer ? Dans d'autres pays on observe une montée électorale de l'ultra-droite. Ici, c'est l'expérimentation de l'ultra-droite au sein de l'exécutif, soutenue par le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif (Cs mais aussi PSOE). »

 

Ainsi s'installe un nouveau système qui convient parfaitement à la révolution ultralibérale.

 

« Cet autoritarisme acceptable n'aura pas à s'imposer comme fascisme du vingtième siècle, par la propagande et la persuasion. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase où l'argument persuasif du XXe siècle (propagande politique et publicité) a cédé la place à la manipulation et à la prise directe du pouvoir sur le citoyen. L'assentiment du citoyen n'est plus basé sur la persuasion mais sur la jonction des deux formes les plus anciennes de domination, la flatterie et la peur, l'une ou l'autre ou les deux à la fois. Le PSOE s'est montré très sensible à cette question en se positionnant sous l'aile de Rajoy parce qu'il veut être de ceux qui peuvent offrir de l'ordre à une population qui l'exige de plus en plus explicitement (aussi parce que si Rajoy organisait de nouvelles élections, il obtiendrait la majorité absolue). »

 

Et de conclure :

 

« En fait, le capitalisme conduit ce test encore et encore depuis que la question du capital a été soulevée : la productivité, le profit et la prospérité peuvent-ils être obtenus sans en payer le prix de la démocratie ? Le test effectué dans les années 1930 ne portait pas sur la guerre mais sur la défaite des classes laborieuses ; comme aujourd'hui. La résolution de l'épreuve de résistance en guerre n'est ni obligatoire ni inévitable. Le système ne vise pas à consolider la logique de la domination une fois pour toutes. En ce moment, le capital financier a gagné la bataille contre le capital industriel, c'est ce qu'on a appelé la crise. Après deux guerres mondiales, ils savent déjà dans quelle mesure la guerre détruit les tissus productifs. C'est pourquoi il n'y a pas eu de troisième guerre mondiale au XXe siècle, avec et sans l'URSS.
L'extrême affaiblissement de la démocratie va de pair avec l'aspiration au solutionnisme technologique néolibéral, comme le craint Evgeni Morozov. Le capitalisme financier triomphant compte sur lui pour résoudre les dernières contradictions macrosystème. Le problème, c'est que les robots ne produisent pas de plus-value (de là la recherche sur les super-algorithmes, l'intelligence artificielle et les ordinateurs quantiques). »

 

On mesure l'ampleur du problème à partir d'un simple conflit régional. Les institutions européennes ne finissent-elles pas par cautionner ce « test » ? Ou plutôt, on peut légitimement se poser la question : ne le veulent-elles pas ainsi ?

 

Pierre Verhas

 

Bron: http://uranopole.over-blog.com/2017/11/vers-la-democratie-autoritaire.html